Jeudi 17 mai de 18 heures 15 à 19 h 45 Logis des Jeunes rue Mimont
Seconde réunion avec Eve Depardieu.
Pour mémoire, le CR de la précédente réunion est à la suite :
ACADEMIE CLEMENTINE
« Les rapports homme-nature »
2ème rencontre du 17/05/18 animée par Eve Depardieu
Proverbe à méditer tout au long de la réflexion (attribué à St Exupéry mais supposé d’origine indienne ou amérindienne ou africaine…) :
» Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants »
Nous vous invitons à poursuivre notre discussion sur nos multiples façons d’envisager notre rapport à la nature, compte tenu des constats actuels, de notre regard élargi à l’ensemble de la planète, et même au-delà, à l’environnement cosmique.
Que faire avec nos peurs et nos aveuglements, avec nos sentiments d’impuissance ou de toute puissance ? De quoi sommes-nous responsables individuellement et collectivement ? Jusqu’où notre intelligence, confrontée à la complexité des phénomènes naturels et humains en constante interaction, nous mènera-t-elle ?
Cela fait maintenant des millénaires que les communautés humaines successives élaborent et développent des cultures diversifiées et très contrastées, plus ou moins respectueuses de l’environnement naturel, certaines allant jusqu’à le renier. Devons-nous réapprendre qu’avant tout nous faisons partie d’une nature vivante, de cycles d’engendrement et de dégénérescence, pris dans le feu des échanges d’informations et d’interactions complexes entre des matières multiples et multiformes, capables, sans intervention de l’homme, des métamorphoses les plus étonnantes, telle la transformation d’une chenille en papillon : le premier organisme (ver rampant) semble n’avoir rien en commun avec le second (insecte volant), et pourtant !
Nous avons du mal à convenir que la vie des uns, en particulier des générations futures, dépend de celle des autres, de prédécesseurs géniteurs et de substances nutritives disponibles, dont la disparition, par mort, par ingestion, est programmée irrémédiablement parce que nécessaire à la survie et au développement de chaque espèce. Certes les générations et les substances vitales sont renouvelables par la reproduction, mais l’épuisement des ressources, accéléré par des conditions environnementales trop défavorables à la fertilité, peuvent rendre la disparition définitive, et à terme, celle de l’espèce humaine. Face à cette implacabilité, l’homme, avec ses facultés cognitives et pensantes, a cherché des parades : il s’est arrogés des droits, quasiment un droit naturel de vie et de mort, d’appropriation et d’usage, sur tout ce qui l’entoure, sur le minéral, le végétal, l’animal, et même aussi sur certains de ses congénères, et cela dans l’espoir de ne jamais disparaître, de ne pas finir en fossile, comme les vestiges de certaines espèces en témoignent.
Mais en se déclarant « sujet de droit« , l’être humain accepte du même coup d’endosser une responsabilité monumentale. D’autant plus qu’il en arrive aujourd’hui à des points de non-retour : au point que sa puissance de prédation et d’exploitation des ressources naturelles, se retourne contre lui en atteignant des degrés de pollution, de contamination et de destruction de l’environnement irréversibles. Il se retrouve face à des montagnes de déchets et de rejets nocifs, dont les déchets nucléaires, à d’innombrables sites dégradés, et en possession d’une accumulation de produits chimiques, d’armes d’attaques ou de défenses devenant une menace de destruction massive de toute vie, et pour longtemps (40% de la biodiversité sont menacés de disparition, selon une déclaration récente de Nicolas Hulot).
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Quand bien même l’être humain serait en mesure de proclamer, parce qu’il est muni d’un gros cerveau et d’une grande intelligence fonctionnelle, créative et manipulatrice, qu’il est le seul à avoir le droit de vivre agréablement et confortablement, grâce et au dépend de tout ce qui existe autour de lui, il est néanmoins aussi en droit et tout à fait capable, parce qu’il a une conscience, de se demander si cette intelligence hégémonique ne l’a pas trahi en dépassant bien des limites !
Les lanceurs d’alertes ont été et sont aujourd’hui de plus en plus nombreux, notamment parmi les philosophes qui ont pris la défense de l’environnement naturel dès l’extension de l’urbanisation et le développement des sociétés mécanisées et industrielles. Ils ont beaucoup approfondi la notion de « responsabilité individuelle et collective« , au point que les questions de droit en sont, aujourd’hui, imprégnées, notamment concernant la conservation, la protection et le développement de toutes les espèces vivantes interdépendantes les unes des autres, n’ayant en partage qu’une seule et unique planète, en l’état actuel de nos connaissances.
Sur le modèle des contrats passés entre des humains consentants, réglés par le droit et les procédures civiles, certains ont envisagé de judiciariser nos rapports avec la nature, tel Michel SERRES dans son ouvrage « Le Contrat Naturel », publié en 1990 (éd. F Bourin).
« La Terre nous parle en termes de forces, de liens et d’interactions, et cela suffit à faire un contrat (p69) … Contrat de symbiose qui admet le droit de l’hôte et se définit par réciprocité : autant la nature donne à l’homme, autant celui-ci doit rendre à celle-là, devenue sujet de droit (p 67) « .
Il y a toutefois un préalable : « Nous devons décider la paix entre nous pour sauvegarder le monde et la paix avec le monde pour nous sauvegarder (p 47) ». Autrement dit, ce n’est pas avec la nature qu’il faut passer un contrat – à qui ferions-nous alors des procès ? – mais avec les hommes, entre les hommes, au sujet de la nature.
L’entente globale entre les humains est donc un préalable indispensable : horizon pacifique possible, mais encore si loin de la réalité ! Une paix accompagnée d’une éthique de type procédural, qui a besoin de toujours plus de connaissances et d’expertises (perspectives d’études et de recherches approfondies, et d’actions politiques concertées au niveau des Etats). Cela suppose aussi préalablement le changement de regard sur la nature : ne plus la voir comme une ennemie ou un ensemble de matières taillables et corvéables à merci, ne plus penser que l’homme bénéficierait en son sein de privilèges particuliers : il en est le produit et en reste dépendant, cerné de toute part, mais aussi en capacité d’échanges constants avec elle. Ne plus la personnifier ou la déifier en lui attribuant des intentions capricieuses ou vengeresses. Ne plus la voir comme un ordre immuable et implacable d’enchaînements mécaniques de causes et d’effets, mais la considérer comme mouvante et évolutive, comme un horizon ouvert sur des possibles d’une complexité croissante. A l’évidence, la nature est plus forte que nous, présentant de nombreux défis aux êtres vivants, n’étant pas simplement féconde et donatrice, mais aussi à risque, avec ses systèmes de prédation organisée et généralisée. Comme le rappelle Hubert REEVES, pendant quatre milliards d’année il n’y avait pas d’homme sur cette planète, et toutes sortes d’espèces y ont prospéré, naissant, se développant en s’entredévorant, et mourant, souvent confrontées à des cataclysmes dévastateurs.
Ces antécédents, assez peu rassurants pour l’avenir de l’espèce humaine, offrent cependant un solide prétexte pour se déresponsabiliser : nous n’y sommes pour rien, pourquoi devrions-nous, aujourd’hui plus que jamais, nous culpabiliser et aller jusqu’à appliquer à nos rapports avec la nature le principe juridique de la « responsabilité sans faute », faisant de la nature une victime,
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la victime des agissements de tous les hommes, toutes sociétés confondues, avec l’obligation pour eux et pour elles de réparer, dans la mesure du possible, les dommages causés ?
De quoi sommes-nous exactement responsables ? Actuellement, nous pouvons être découragés, car : que faire – face à la démographie humaine si peu maîtrisée et si mal répartie, – face à l’exploitation outrancière des ressources vitales si mal redistribuées à des masses humaines de plus en plus revendicatrices, – face aux machines et nouvelles technologies dévoreuses d’énergies non renouvelables, qui permettent des remodelages et des montages virtuels plus vrais que nature ? Sommes-nous, avec nos écrans interposés, en pleine dérive illusionniste, nous croyant capables d’inventer une surnature, une nouvelle nature superposable, voire même substituable à l’ancienne ? Comment, à ce stade de nos ambitions, agir collectivement et individuellement pour éviter, au passage, le risque d’une hécatombe irréversible des espèces vivantes, y compris la nôtre… ?
Si nous voulons raison garder, il est urgent de déclarer notre attachement, notre admiration, notre amour pour une planète où se trouvent encore réunis par devant nous tous les ingrédients nécessaires à l’apparition de la vie et à sa perpétuation. Une vision multricentrique (cf. le dernier paragraphe de la fiche de la 1ère rencontre) peut nous inciter à considérer la relation entre l’humain et la nature comme une dynamique de réciprocité créatrice, comme un lien étroit entre deux partenaires en co-évolution et co-création constante. La spécificité de l’être humain, avec ses capacités de mémoire, de gestion des émotions, d’organisation, de pensée réflexive et de sens moral, le met en position de participer en pleine conscience à cette dynamique évolutive : capable d’éprouver du respect, de quantifier les effets de ses activités, de limiter ses convoitises et de moduler des tendances protectionnistes trop égocentrées.
La conscience de ce lien rend tous les humains co-responsables de leurs choix et de leurs actes, pas seulement collectivement, avec l’organisation des sommets et conventions internationales sur le climat et la biodiversité, mais aussi individuellement pour ce qui est des conséquences futures de l’agir quotidien. Il est possible, par l’éducation, l’information et l’apprentissage, d’inculquer en chaque être humain quelques fondamentaux à la base des comportements : comme La bienveillance, tant à l’égard des environnements sociaux que des milieux naturels, et l’ouverture au dialogue, avec la prise en compte de la diversité des positions et la pluralité des points de vue, sans craindre les conflits qui peuvent en découler.
Plusieurs sursauts s’imposent, exigeant le dépassement – du stade où place est faite surtout aux besoins de sécurité (posséder pour ne pas manquer, pour ne pas se retrouver démuni) et aux envies d’avoir une vie matérielle confortable mais hyper consommatrice, tendance aboutissant à la séparation de l’homme et de la nature, l’un dominant l’autre, – du stade où l’on accorde de l’importance à chaque être vivant quel qu’il soit, mais en risquant de laisser de côté certaines nécessités liées à notre espèce humaine, en particulier les problèmes sociaux (actuellement ceux des migrations humaines économiques et climatiques), – du stade de la compréhension du vivant avec l’ensemble des mécanismes d’interrelation systémiques, aboutissant à accorder aux systèmes une sorte de valeur absolue, au risque de négliger les évolutions possibles en fonction des mutations des individus ou des écosystèmes qui les englobent.
Beaucoup de travail et d’efforts en perspective pour les générations actuelles et pour celles qui vont hériter de la complexité des situations et de l’état dans lequel se trouve la planète. Tout repose sur la maturité des individus, leur capacité de dialogue, de compréhension de l’autre, de mise à plat des situations problématiques, pour éviter les décisions hâtives et non concertées prises dans l’urgence, voire la panique, faute de les avoir anticipées…
Merci de votre attention et de votre participation active ! 3
ACADEMIE CLEMENTINE
« Les rapports homme-nature »
1ère rencontre du 08/03/18 animée par Eve Depardieu
→ 2ème rencontre prévue le 17/05/18
Proverbe à méditer tout au long de la réflexion (attribué à St Exupéry mais supposé d’origine indienne ou amérindienne ou africaine…) :
» Nous n’héritons pas de la terre de nos ancêtres, nous l’empruntons à nos enfants »
Comme point de départ nous nous demanderons si nous avons changé de regard sur la nature, évolué dans nos façons de la concevoir personnellement et collectivement, comparées aux idées que s’en faisaient nos ancêtres, des plus lointains aux plus proches.
Il semble difficile de nier l’évolution de nos idées et de toutes les représentations que nous nous faisons de la nature, en refusant de tenir compte des découvertes et de l’avancée des connaissances en « sciences de la vie et de la terre » (nouvelle appellation des « science naturelles »), en astronomie, en physique, en chimie et en biologie. A quoi s’ajoute aujourd’hui les sciences de l’environnement, particulièrement l’écologie avec l’étude des interrelations entre les écosystèmes confrontés à l’impact de plus en plus massif et prégnant des activités humaines…
Rappelons-nous la révolution spirituelle que décrit en 1957 Alexandre KOYRE (1892-1964) dans son livre « Du monde clos à l’univers infini » : il montre comment on est passé de la vision géocentrique des Grecs, à la vision anthropocentrique du Moyen Age, puis à la vision décentrée et à l’infinitisation de l’univers qui caractérise les représentations modernes du monde. Il nous parle d’un processus profond et grave par lequel « l’homme a perdu sa place dans le monde, ou plus exactement peut-être, a perdu le monde même qui formait le cadre de son existence et l’objet de son savoir, et a dû transformer et remplacer non seulement ses conceptions fondamentales mais jusqu’aux structures mêmes de sa pensée« .
C’est la fin de la vision de notre environnement et de nos cadres de vie comme un tout bien structuré et bien ordonné, exploitable à merci par « l’homo faber », génial mécanicien et polytechnicien, bien décrit par BERGSON (1859-1941), et le début de la vision déstabilisante et indéfinie (y compris et d’abord en mathématiques) d’un univers macro et microscopique sans borne, en mouvement perpétuel, et même en expansion. « la bulle du monde a commencé par enfler et s’élargir avant d’éclater et se perdre dans l’espace dans lequel elle était plongée ». Id. A Koyré
De ce fait, notre regard sur notre environnement, et particulièrement sur les espaces naturels, a changé et continue à évoluer, mais en quel sens ?
Nous sommes confrontés à un paradoxe d’une grande complexité : plus on étudie et découvre les structures et les propriétés naturelles de la matière tant inorganique qu’organique et vivante, plus les repères stables et rassurants se dissolvent et se perdent dans l’infini de l’espace et du temps, dans des interactions complexes d’apparence souvent chaotique, entre les phénomènes corpusculaires visibles et les phénomènes ondulatoires invisibles. Notre rapport à l’environnement naturel peut à tout instant être bouleversé par l’interférence des forces et phénomènes cosmiques.
Pourtant un ordre des choses se révèle, et l’énoncé de « lois » de la nature, semblent absolument nécessaire à l’organisation de la vie et à notre compréhension des phénomènes d’une complexité croissante, tout en gardant à l’esprit qu’il existe un fond de désordre, ou, du moins, d’incompréhension et d’ignorance de notre part sur le sens global de l’existence matérielle des êtres et des choses. Pourtant nos constats, nos calculs même statistiques, nos grilles de lecture, nos graphes fonctionnent et sont même évolutifs, adaptables aux innombrables métamorphoses et mutations des matières. Mais jusqu’où pouvons-nous encore aller sans nous fourvoyer ?
Peut-on dire que la nature n’existe que tant que l’on continue à la penser ? Elle a pourtant bel et bien existé avant qu’un être pensant n’émerge à sa surface. Comme le rappelle Hubert REEVES, « pendant près de quatre milliards d’années, il n’y avait pas d’homme. Le couple homme-nature est un évènement récent », un couple qui risque de ne pas durer longtemps, peut-être victime de sa propre ingénierie, de ses capacités techniques, polluant et épuisant toutes les ressources, refusant de reconnaître que la planète Terre n’a pas un volume, ni des réserves infinies…
Nous sommes partie prenante de la nature, c’est le moins qu’on puisse dire, mais nous nous heurtons à son ambivalence : elle est à la fois vitale et mortelle, autant un monde de la prédation organisée, effrénée et féroce (manger et être mangé, la vie des uns dépendant de la mort des autres), qu’un déploiement de dons et de merveilles, d’exemple d’ingéniosité, de créativité, de fécondité et de luxuriance. Les relations homme-nature sont de perpétuels rapports de force où il s’agit, pour les hommes, d’être dominants pour ne pas disparaître, mais aussi de se responsabiliser et de canaliser leur puissance d’agir en lui rendant plutôt don pour don que coup pour coup ! Nous devons en urgence repenser et rétablir une alliance, sachant que la nature est considérablement plus forte que nous et que nous avons besoin d’elle pour survivre, alors qu’elle a déjà bien su agir et évoluer sans nous.
Malgré nos tentatives opiniâtres de dépassement pour éradiquer le naturel en nous (supposé frustre, grossier, violent), il est néanmoins difficile de s’en débarrasser si l’on tient compte de tout ce que désigne et recouvre le vocable « nature » :
- Les forces (gravitation, électromagnétisme, radioactivité avec interactions fortes et faibles) et les lois physiques, géologiques, tectoniques, météorologiques, biologiques, qui combinent les états liquides, gazeux, solides, ignés, rayonnants qui produisent l’univers, animent les écosystèmes et génèrent des phénomènes épisodiques (glaciations, réchauffements, cycles géologiques, tremblements de terre, tsunami…),
- Le monde minéral, en surface, sous-marin, et en profondeur dans les entrailles de la terre, mais aussi dans le ciel, sur les autres planètes et dans ce que l’on peut connaître de solide dans les galaxies lointaines,
- Les groupes et individus terrestres d’espèces animales et végétales (sauvages, domesticables),
- Les milieux de vie qui abritent les individus et groupes, humains et non humains,
- Les écosystèmes produits par la coexistence des différentes espèces humaines et non humaines, tributaires de leurs interférences et échanges.
« Le monde naturel est fondamentalement un champ de phénomènes émergeant-et-passant, une myriade d’évènements interactionnels se déployant et mourant » Andy FISHER (Psychothérapeute et écopsychologue). Autrement dit, un processus émergeant échappant à toute emprise, ayant sa dynamique propre, fortement évolutif et transformable, capable de se produire par soi-même, en dépit des modifications et tentatives de contrôle qui sont le fait de l’homme.
Par ces mots, Andy Fisher définit le sujet de l’écopsychologie : la relation homme-nature. Comme toute relation, elle nécessite une démarche dialogique, en ce sens qu’il est nécessaire de prendre en compte deux éléments disjoints, opposés et complémentaires : l’humain et le naturel. Par ailleurs, la relation homme-nature implique une double orientation en raison des deux versants, la nature à l’extérieur de soi et la nature à l’intérieur de soi, en sachant que l’une et l’autre interfèrent constamment et se fécondent mutuellement. » La matière subjective de l’écopsychologie n’est ni l’humain, ni le naturel, mais l’expérience vécue de l’interrelation entre les deux, que la “nature” en question soit humaine ou non-humaine. « .
Cependant nous ne sommes conscients de cette expérience vécue qu’au travers de nos perceptions (cf. les travaux du philosophe M MERLEAU PONTY, 1908-1961) et de nos multiples représentations, influencées par nos connaissances et notre milieu culturel. Par exemple, à propos du chêne, Francis HALLE (botaniste) interroge : « Qu’est-il, ce grand Chêne ? Pour le géographe, une marque paysagère, témoin d’ancestrales pratiques agricoles ; pour le forestier, un cylindre de bois « noble » susceptible d’être abattu, débité puis vendu à un prix intéressant. L’informaticien y verra un défi pour la simulation graphique et se mettra à la recherche des algorithmes les plus significatifs. Êtes-vous porté vers la mystique ? Alors ce Chêne devient un trait d’union entre le ciel, le monde des hommes et la Terre, un symbole cosmique donnant accès à l’universel ; une approche naturaliste y verra plutôt, affublée d’un nom latin, une forme de vie remarquable par sa longévité et l’ampleur de ses surfaces d’échange. Motif urbain ? Source de glands pour nourrir les porcs ? Simple tâche d’ombre pour le marcheur de l’été ? Pas du tout, dit l’adepte des médecines douces, dans cet arbre circule un flux d’énergie tellurique : adossez-vous à son tronc et vos douleurs lombaires vont s’apaiser. Vous n’y êtes pas, dit le philosophe, ce Chêne est avant tout la matérialisation de l’écoulement du temps, à la fois mémoire naturelle et supports de mémoire culturelle, il est le principe même de la civilisation. »
Nous possédons actuellement de nombreux outils intellectuels pour appréhender nos différentes visions de nos relations avec la nature. Ainsi, Nicole HUYBENS, psychosociologue, qui a mis ses pas dans ceux d’Edgar MORIN, se sert de la pensée complexe pour aborder la relation Homme-Nature. Dans l’ouvrage issu de sa thèse, La forêt boréale, l’éco-conseil et la pensée complexe. Comprendre les humains et leurs natures pour agir dans la complexité, elle distingue quatre représentations possibles : « une vision anthropocentrique, une vision biocentrique, une vision écocentrique et une vision multicentrique. » Le centre étant le point, l’élément où convergent et d’où rayonnent les forces, les éléments dispersés. Toutes les décisions seront évaluées à l’aune de celui-ci.
- L’anthropocentrisme : quand l’homme est le centre, l’unité de mesure
Selon la vision anthropocentrique, celle de notre monde occidental, l’être humain se considère comme séparé de la nature. « L’humain est séparé de la nature, différent d’elle, il est rationnel et libre de construire son destin, il possède la capacité de produire des connaissances et l’éthique qui font défaut à la nature. Dans cette vision, l’humain justifie l’énigme de son existence par la valorisation d’une ou de plusieurs de ses caractéristiques propres : sa liberté, son éthique, sa rationalité et ses sentiments. Il est alors en droit de dominer la nature, de s’en servir comme un propriétaire, sans rituel, sans besoin de réciprocité, sans donner à la nature un caractère sacré». Porté par un élan prométhéen (du nom du héros qui vola le secret du feu aux dieux de l’Olympe afin d’en faire profiter les humains), l’homme se place en position de domination vis-à-vis de la nature. Pour Nicole Huybens, la vision anthropocentrique se décline en réalité selon deux orientations très différentes : l’exploitation pure et simple de la nature ou bien son gardiennage. - Le biocentrisme : quand la vie est le centre à partir duquel se prennent les décisions
La vision biocentrique apparaît en contre-point de l’anthropocentrisme. « Le biocentrisme se caractérise par l’abandon radical de la perspective anthropocentrique… où l’être humain apparaît comme l’achèvement de la création. » : la nature est sacralisée car toute vie appelle le respect. Chaque être vivant, quel qu’il soit, humain ou non-humain, possède en soi une valeur intrinsèque qui demande d’être prise en considération. Il est un organisme, destiné à s’accomplir, selon ses propres voies, et, en cela, il mérite d’être considéré et protégé autant qu’un autre. Le biocentrisme, nous dit Nicole Huybens, est sous-tendu par une tendance, appelée « primitivisme », qui s’inspire du mythe de l’âge d’or. Depuis ces temps idylliques, la situation a malheureusement dégénéré, la décadence s’est installée et l’essor de la civilisation, avec ses techniques, ses conquêtes, ses actions arrogantes et son lot de chagrins et d’angoisses, a commencé. Cette évolution est responsable de l’état de dégradation qui affecte notre planète aujourd’hui. L’écologie profonde, développée par le philosophe Arne NAESS, proche de la conception biocentrique, invite à un renversement de la perspective anthropocentrée, l’homme ne se situant plus au sommet de la hiérarchie du vivant, mais s’inscrivant au contraire dans l’écosphère en tant que partie du tout. - L’écocentrisme : quand le système est le centre à partir duquel s’évaluent les décisions
S’il remet en cause l’anthropocentrisme, le biocentrisme reste cependant tributaire d’une approche individualiste qui n’attribue de réalité qu’aux organismes isolés en négligeant leur intégration dans leur milieu de vie. Or la protection de la biodiversité s’intéresse surtout à des entités supra-individuelles, les espèces et les écosystèmes. L’écocentrisme propose une approche plus large afin d’inclure ces entités globales : les espèces, les communautés d’êtres vivants, les écosystèmes. Elles ont une valeur intrinsèque car elles sont une matrice pour les organismes. Dans une interview, Philippe DESCOLA déclarait : « Nous aurons accompli un grand pas le jour où nous donnerons des droits non plus seulement aux humains mais à des écosystèmes, c’est-à-dire à des collectifs incluant humains et non-humains, donc à des rapports et plus seulement à des êtres. »
La protection de la biodiversité devient dès lors un enjeu majeur car si une espèce disparaît, c’est tout l’écosystème qui se déséquilibre et cela rejaillit sur les autres espèces, y compris sur nous-mêmes, les hommes. Il nous faut donc favoriser un partenariat avec l’ensemble de la communauté biotique qui exclue toute tendance à privilégier les seuls intérêts humains. Pour Nicole Huybens, l’écocentrisme est une vision romantique en opposition à l’attitude prométhéenne rationnelle et utilitariste, et relève de l’attitude orphique, du nom du héros et poète grec, fils de la muse Calliopé (poésie), qui, par son chant et les accents de sa lyre, charmait les animaux sauvages et parvenait même à émouvoir les végétaux et les éléments inanimés. Sur le plan pratique une telle protection de la nature demande des connaissances complexes et donc la mise en place d’une éducation du public. L’écologie pourrait, par exemple, être enseignée dans le secondaire par des experts en écosystémique, afin que chacun se trouve informé des lois de la nature et comprenne les conséquences de ses actions sur l’environnement.
- Le multicentrisme : quand le centre est dans la coordination: il s’agit d’aller plus loin encore en proposant une vision multicentrique qui intègre « des antagonismes et des contradictions dans un cadre qui permet d’envisager leur complémentarité ». Il s’agit de dépasser certains paradoxes :
– Les lois de la nature sont appréhendées et comprises en dehors de la présence de l’homme et pourtant celui-ci est inséré dans cette nature, et donc forcément mêlé à ce qui arrive en sa présence.
– Par ailleurs, les écosystèmes ne sont pas stables. Faut-il préserver à tout prix leur intégrité, au risque de contrevenir au processus naturel d’évolution ? Si l’on veut conserver les écosystèmes tels qu’ils sont, ne risque-t-on pas de faire obstacle à la dynamique de changement, lente et puissante, de la nature ? – Enfin, la nature est autant « barbare » que « bienveillante » et les lois de la nature ne sont pas forcément toutes bonnes à suivre. Dans la vision multicentrique, l’altérité des écosystèmes, des systèmes et des individus qui les composent est reconnue en tant que telle. La mise en pratique de cette vision n’est pas aisée. Elle repose sur la maturité des individus, leur capacité de dialogue, de compréhension de l’autre, de mise à plat des situations problématiques plutôt qu’à un recours à des solutions rapides. Si nous voulons éviter les cataclysmes, il nous faut donc mettre en œuvre des mesures favorisant le développement vers la maturité de chaque individu, favorisant également le changement de nos paradigmes au niveau de la communauté ainsi que le fonctionnement de nos institutions.
…/… suite de la discussion lors de la prochaine rencontre le jeudi 17/05/18